Le Théâtre Sauvage – Guillaume Béguin

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Vu au théâtre Vidy - Lausanne en Janvier 2015

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Le Théâtre Sauvage est la prolongation d’une réflexion sur la naissance de l’humanité amorcée dans Le Baiser et la Morsure (crée en 2013 par la compagnie De Nuit comme de Jour). Dans ce spectacle, la transformation du primate en être humain s’achève avec l’émergence du langage, et le triste constat d’un groupe soudainement éclaté par l’advenu de ce qui nous rend incompréhensibles les uns des autres. Avec Le théâtre sauvage, Guillaume Béguin souhaitait renouer avec l’idée – naïve ou idéaliste, mais au moins pérenne – de l’Art comme espace de rassemblement où il est possible de dépasser l’isolement dû au langage.

Dans une chronologie quelque peu fictive, Le Théâtre Sauvage débute dans la pénombre avec une scène de copulation orgiaque, où nous distinguons des êtres aux genres indifférenciés s’accoupler sous une masse de mousses et matelas. Notre vue est obstruée par un mur de lamelles de bois noires se dressant face aux spectateurs au niveau de la rampe, marquant ainsi les limites d’un monde encore sauvage, c’est-à-dire, étymologiquement, qui n’est pas encore sorti de la forêt. Peu à peu, une organisation primitive nous apparaît : elle se construit autour de la mimésis, la copie et la répétition des gestes lancés par l’un ou l’autre. Ainsi assistons-nous, dans un silence ponctué de souffles et petits cris, au réveil de ces êtres, aux moments de chasse, aux repas cannibales, à la conquête d’un nouveau territoire, aux frayeurs et angoisses que celui-ci peut susciter ainsi qu’à la découverte d’outils et nouvelles possibilités de jeu.

Le jeu semble en effet déjà structurer cette petite communauté sans voix : on commence par se chamailler on se tapant dessus jusqu’à n’en pouvoir plus et décider de tuer l’autre ; on affuble l’autre d’un carton qui étrangement prend la forme d’un masque totémique ; on joue à se découvrir par le corps de l’autre ; on rit. Soudain, le jeu devient démesure, sorte de transe où la communauté entière se réunit pour aller contre : c’est le meurtre, celui de trop. Un corps frêle, celui du bouc-émissaire, se fait tabasser à coups de cartons et bâtons de mousse. La rougeur de ce dos nu ne cesse de nous rappeler la violence d’un acte entraîné par des forces incontrôlées. Face à l’horreur du geste, les primitifs comprennent : on ne peut pas laisser passer ça. Ils vomissent, hurlent de sanglots, crient, tentent de sortir quelque chose de leur bouche, de leurs tripes, mais seuls les glossolalies parviennent à exprimer leur effroi. Alors décident-ils de s’emparer de ce corps meurtri et de l’ériger sur un socle de carton noir. Autour, ils placent les objets qui envahissaient l’espace. Entre édification d’un mausolée et gestes d’offrandes, cette humanité construit sa première image d’elle-même. L’espace lui-même en est contaminé : on quitte l’espace organique de l’instinct pour atteindre l’espace organisé de la raison. Après ce premier culte, des bâtons sont retirés comme pour signifier leur progressive advenue dans le monde du culturel.

Face à l’image transcendantale de cette femme statufiée, les corps restent interdits. Ils la fixent et d’emblée nous voyons se former la séparation entre un espace de la représentation et un espace de la contemplation. C’est dans le regard fasciné de ces humains pour le dieu que naît les prémices de l’illusion. Un homme prend soudain place à côté de la statue et, après lui avoir donné un collier semblable au sien, tente de reproduire la même posture. Mais rien à faire, l’Homme n’est pas capable d’imiter le dieu. Il faudra donc trouver une autre manière et c’est un autre homme qui tente l’impossible : placé sur le mausolée, il va se mettre à jouer, à imiter des choses déjà vues, des combats, des questionnements, quand soudain presque magiquement il se met à parler. Dans un anglais à l’accent indien, il déblatère naturellement les règles de la boxe, en exagérant gestes et voix. La parole est née par la représentation de l’homme par l’homme.

Sa performance terminée, chacun en revient à ses petites affaires : on range, on mange, on accouche et on ne comprend pas ce que sont ces enfants qui hurlent, on demande conseil à la statue. La statue s’anime – mais c’est bien les  primitifs (plus vraiment primitifs) qui l’animent et la mettent en scène, en prenant en charge l’éclairage par projecteurs et les effets spéciaux, créant ainsi des jeux d’ombres chinoises sur le mur en fond de scène. En effet, tout au long de la pièce, la frontière entre interprète et personnage est poreuse, de même que les signes de la matérialité du théâtre nous sont toujours rappelés. Quand les combats sont trop forts, on s’indigne : des « Mais arrête ! » ou « Fais chier ! » émergent sporadiquement au fil du spectacle, ajoutant au théâtre dans le théâtre une dernière dimension, celle de la conscience des comédiens d’être en train de jouer. Bref, les pistes sont brouillées.

Noir.

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Au micro, on entend deux voix parler français. Elles commentent le spectacle, disent n’y avoir rien compris, tentent d’y trouver un sens. Un dialogue naît, à un autre niveau de réalité, séparé de cette naissance à laquelle nous venons d’assister. Parler pour tenter de comprendre. Premières incompréhension.

Les protagonistes ré-apparaissent alors en uniformes d’écoliers. En ce lieu où tout s’est transformé, ils trouvent des magnétophones où sont enregistrés leurs cris, leurs pleurs, leurs rires et la musique de Bach qui ponctuait leur quotidien. Commence alors un ballet avec ces vestiges d’une époque où seul le corps et les tripes pouvaient parler, rêve d’Artaud cité en préambule au spectacle…

(…)

Avec ce diptyque théâtral, Guillaume Béguin interroge l’émergence du langage et le besoin de dire, face à un public. Tout ce qui se construit avant le surgissement des premiers mots prépare l’advenu du verbe comme un horizon à atteindre. Le théâtre serait-il ce lieu où l’on se prépare pour mieux dire ?

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